Le traitement de l'eau est un sujet assez peu abordé. Il était jusqu'à il y a quelques années considéré comme "avancé", et réservé aux maîtres brasseurs (expression à la mode sur le forum en ce moment !) amateurs. Il n'est pourtant pas plus compliqué que les autres sujets habituellement traités.
À noter que je n'aborderai pas ici le traitement de l'eau dans le but de reproduire l'eau d'une ville ou d'une région, pour réaliser un clone aussi proche que possible d'une bière donnée.
La première chose à faire est de se poser la question de savoir s'il faut se préoccuper de son eau ou non. Si vous brassez à partir d'extraits, et à moins que vous ayez une eau non potable, il n'est pas nécessaire de vous en préoccuper. Pour les brasseurs tout-grain, j'aurais tendance à répondre que si vous êtes satisfaits de vos productions actuelles, ne changez rien. Il n'est en effet pas nécessaire de réparer quelque chose qui n'est pas cassé.
Mais alors pourquoi traiter son eau, et quand ? Il faut savoir que les brasseurs ne sont pas tous égaux : certains auront la chance d'avoir une eau adaptée à tous les types de bières. D'autres (comme moi), moins chanceux, ne pourront brasser qu'un spectre réduit.
Pour faire simple, disons que la couleur de la bière que vous voulez brasser et l'eau que vous utilisez sont intimement liées. Et c'est ce que je vais essayer de vous faire comprendre ici.
Je n'aborderai pas ici les minéraux qui confèrent certaines propriétés organoleptiques à l'eau, mais uniquement ceux qui ont une influence sur le pH du moût.
Si le pH a une influence sur la capacité des enzymes à travailler et à dégrader l'amidon (l'objectif étant d'avoir un pH compris entre 5,2 et 5,5 à température de conversion, soit 5,5 à 5,8 à température ambiante), celle-ci est plutôt mineure, température et durée étant des facteurs beaucoup plus importants. En revanche, le pH intervient dans l'extraction de composés non souhaités, comme les tanins issus du son (l'enveloppe) du malt. Un pH trop élevé se traduira par une amertume astringente et désagréable.
Examinons maintenant comment déterminer le pH théorique d'un moût à partir de l'eau utilisée.
Les trois paramètres à prendre en compte sont les concentrations en calcium (Ca[2+]), magnésium (Mg[2+]) et bicarbonates (HCO3[-]), les deux premiers participant à la diminution du pH du moût, le dernier ayant l'effet inverse. Les ions bicarbonates représentent l'alcalinité de l'eau, exprimée souvent en CaCO3.
Nous pouvons dès à présent calculer trois valeurs importantes, en mEq/L, unité que nous utiliserons pour nos calculs :
- calcium : Ca[2+] (en mEq/L) = Ca[2+] (en ppm ou mg/L) / 20 (le poids équivalents du calcium)
- magnésium : Mg[2+] (en mEq/L) = Mg[2+] (en ppm ou mg/L) / 12,15 (le poids équivalents du magnésium)
- alcalinité en CaCo3 : HCO3[-] (en mEq/L) = HCO3[-] (en ppm ou mg/L) / 61
Nous allons ici introduire le concept d'"alcalinité résiduelle", issu des travaux d'un scientifique brasseur allemand, Paul Kohlbach. Celui-ci a montré que les ions Ca[2+] et Mg[2+] permettaient de compenser l'influence des ions HCO3[-], à hauteur respectivement de 3,5 et 7. L'alcalinité résiduelle (AR ci-après) est alors définie comme l'alcalinité qui n'est pas compensée par les ions Ca[2+] et Mg[2+].
Elle se calcule comme suit :
AR (en mEq/L) = alcalinité en CaCO3 (en mEq/L) - (Ca[2+] (en mEq/L) / 3,5 + Mg[2+] (en mEq/L) / 7)
Prenons un exemple. Soit une eau avec les concentrations suivantes :
- Calcium = 80 mg/L
- Magnésium = 4 mg/L
- Bicarbonates = 200 mg/L
Nous obtenons alors :
- Ca[2+] = 4 mEq/L
- Mg[2+] = 0,33 mEq/L
- Alcalinité en CaCO3 = 3,28 mEq/L
- Alcalinité Résiduelle = 3,28 - (4/3,5 + 0,33/7) = 2,09 mEq/L
Il est possible, à partir de l'AR de déterminer la couleur des bières brassables sans traitement de l'eau. Il existe trois formules, que voici :
- Palmer (estimation basse) : couleur (en EBC) = 1,97 x (AR (en mEq/L) x 50 x 0,082 + 5,2)
- Palmer (estimation haute) : couleur (en EBC) = 1,97 x (AR (en mEq/L) x 50 + 122,4) / 12,2
- Tom : couleur (EBC) = 1,97 x (0,14 x RA (en mEq/L) x 50 + 5,23
Soit dans notre exemple, respectivement, 27 EBC, 37 EBC et 39 EBC.
Vous trouverez ci-dessous une table des couleurs (tirée de http://www.franklinbrew.org/brewinfo/srm.html) en unités SRM. Pour mémoire, il suffit de multiplier par deux pour obtenir la couleur en EBC (le coefficient multiplicateur exact est en fait 1,97, valeur que l'on retrouve dans les trois formules ci-dessus).

Revenons au pH, et cherchons maintenant à déterminer le pH théorique qu'aurait un moût réalisé avec notre eau et un malt de base (type Pils ou Pale). Pour cela, il faut savoir que des études ont montré qu'un moût réalisé avec de l'eau distillée et uniquement du malt de base (type pils ou pale) avait un pH compris entre 5,7 et 5,8.
Le décalage de pH entre ce moût "témoin" et le moût réalisé avec une eau non distillée peut être calculé de la façon suivante :
- décalage de pH = AR (en mEq/L) x 0,084
soit avec les valeurs de notre exemple : 2,09 x 0,084 = 0,175 (arrondissons à 0,18 )
Donc, un moût réalisé avec notre eau et du malt de base aurait un pH (à température ambiante) de 5,75 + 0,18 = 5,93, soit bien au-dessus de la valeur souhaitée (entre 5,5 et 5,8 ).
Cela confirme ce que nous avaient donné les formules de détermination de la couleur : il ne nous est pas possible en l'état de brasser une bière blonde ou pale, le pH étant en dehors de la plage souhaitée.
Ce sont les malts "foncés", dont une des caractéristiques est l'acidité, qui permettent de faire baisser le pH, et de revenir entre 5,2 et 5,5.
Maintenant, que faire si on veut brasser une bière plus claire ? Il faut pour cela diminuer l'alcalinité résiduelle, ce qui peut se faire de deux manières : en augmentant la teneur en ions Ca[2+] ou Mg[2+], ou en ajoutant de l'acide, pour diminuer la concentration en HCO3[-].
L'ajout d'ions Ca[2+] se fait généralement en ajoutant du sulfate de calcium (CaSO4) ou du chlorure de calcium (CaCl2).
Le problème de ce type d'ajout est que les concentrations en sulfate (SO4[2-]) ou en chlorure (Cl[-]) augmentent, ce qui peut devenir problématique si l'eau utilisée est déjà riche en ions sulfates ou chlorures.
À noter qu'il est également possible de diminuer l'alcalinité résiduelle en augmentant la teneur en Mg[2+] avec du sulfate de magnésium (MgSO4), mais il faut en ajouter plus que du CaSO4 pour obtenir le même effet, entraînant ainsi une hausse encore plus importante des ions sulfates.
Examinons plutôt l'ajout d'acide. Il nous faut tout d'abord déterminer la quantité d'alcalinité résiduelle à neutraliser.
Calculons déjà, par exemple pour une couleur de 12 EBC, l'alcalinité résiduelle adéquate :
- Palmer (estimation basse) : AR (en mEq/L) = (couleur (EBC) / 1,97 - 5,2) / 50 / 0,082
- Palmer (estimation haute) : AR (en mEq/L) = (couleur (EBC) / 1,97 x 12,2 - 122,4) / 50
- Tom : AR (en mEq/L) = (couleur (EBC) / 1,97 - 5,23 ) / 0,14 / 50
soit dans l'ordre 0,21 mEq/L, -0,96 mEq/L et 0,12 mEq/L. Prenons pour simplifier la valeur 0,09 mEq/L.
L'AR de notre eau étant 2,09 mEq/L, il nous faut donc neutraliser 2,09 - 0,09 = 2 mEq/L.
Les deux acides les plus utilisés par les brasseurs amateurs sont l'acide lactique et l'acide chlorhydrique.
Un mL d'acide lactique, à une concentration de 80 %, neutralise 10,7 mEq.
Un mL d'acide chlorhydrique, à une concentration de 37 %, neutralise 15 mEq.
Considérons que nous voulions neutraliser ces 2 mEq/L pour une vingtaine de litres d'eau. Il nous faut donc neutraliser 2 x 20 = 40 mEq. Avec de l'acide lactique à 80 %, il nous faudrait donc : 40 / 10,7 = 3,7 mL d'acide lactique.
Voilà, j'ai été un peu long, mais j'espère que vous y voyez maintenant un peu plus clair.